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Mémoires de la Première Guerre mondiale 
1914 - 1918
 
par
Jean-Baptiste SANTUCCI
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 Rédigé entre juin et décembre 1971




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Remise de médaille à J.-B. Santucci - Casablanca (Maroc) vers 1939 -1940
Après des études classiques à l’Institution Notre-Dame au séminaire Notre-Dame de Grandchamp, 97, rue Royale à Versailles, je suis parti en 1912 à Paris, nanti de ma peau d’âne (latin/grec), dans l’espoir de passer ma licence en droit. J’avais vingt ans et les bruits de guerre circulaient déjà dans la capitale.
Afin de me rapprocher d’un oncle fonctionnaire qui habitait dans le département de l’Aisne, je devançai mon appel sous les drapeaux en vue d’être affecté au 45ème régiment d’infanterie à Laon1.
A l’époque, le général de brigade Mangin se trouvait à la tête de la 8ème brigade dont relevaient mon régiment et le 148ème R.I. stationné à Givet. C’est sous les ordres de ce chef prestigieux et grand stratège – cette fois en sa qualité de général commandant le Corps d’Armée et de général commandant une armée – que se poursuivra mon engagement militaire au cours des combats qui suivirent.
La discipline faisant la force des armées, mon séjour à la citadelle fut consacré, conformément à la règle, à l’apprentissage de la théorie et aux exercices d’entraînement à la guerre, hélas si proche : école de compagnie, école de section, déploiement en tirailleurs, exercice d’embarquement à la gare, etc.
Fort heureusement pour nous, il y avait pour rompre la monotonie quotidienne toutes les farces pratiquées dans la chambrée : batailles de polochons après l’extinction des feux, lits en bascule ou en portefeuille pour les permissionnaires de 24 heures et, pour corser le tout, le coup de la gamelle remplie d’eau que l’on plaçait au-dessus de la porte d’entrée de la chambrée, laissée entrebâillée de telle façon que lorsque le « juteux » de semaine venait faire sa tournée et poussait la porte, il faisait tomber sur lui le contenu de la gamelle ; il s’ensuivait de sa part une bordée de jurons et d’anathèmes qui l’amenaient, dans sa colère indomptable, à demander naïvement quel était celui qui était à l’origine de la farce. La seule réponse étant un silence total, la chambrée subissait une punition collective, se trouvait consignée pendant huit jours et soumise à toutes les corvées de quartier : vidage des tinettes, épluchage des pommes de terre, balayage de la cour, etc.
Dans le fatras de ces petits tourments, il nous prenait l’envie de s’octroyer de temps à autre quelques minutes de détente – de rigolades, disions-nous. C’est ainsi qu’à l’occasion des cours de théorie sur le démontage et le remontage du fusil « Lebel », le sergent d’instruction demandait aux jeunes recrues dont beaucoup étaient originaires de Bretagne et parfois analphabètes de préciser le nom de chaque pièce. Pour cela, il procédait à un interrogatoire serré :
- Soldat Le Bihan, dites-moi le nom de cette pièce !
- La « garnadière ».
- Mais non ! Il faut dire la grenadière… Et celle-là ? poursuivait-il en montrant cette fois la pièce dénommée le « chien ».
- Le c’hi, répondait invariablement le Breton… lou can lançait, peut-être pour plaisanter, une autre recrue originaire de Gascogne.
- Non ! Il faut dire « le chien »…
A vrai dire, c’étaient pour nous des parties interminables de rires, aussi bien de la part des anciens que de ceux qui avaient acquis quelques rudiments d’instruction.
Autre demande classique adressée aux recrues :
- Quel est celui d’entre vous qui sait monter à bicyclette ? Réponse quasi unanime : moi ! Le sergent de semaine choisissait alors celui qui lui paraissait le moins dégourdi, l’« empoté de service », et le conduisait aux cuisines où, sous le regard malicieux du caporal cuisinier, il devait moudre quatre à cinq kg de café en tournant sans discontinuer une énorme manivelle.
Je ne saurais en rester là sans évoquer un peu glorieux mais néanmoins amusant contretemps survenu au désavantage de votre serviteur. Alors que je n’avais que deux jours de présence à la caserne, le sergent major me remit en main propre une note que je devais remettre à mon tour au responsable du magasin d’habillement. Je savais que j’allais désormais, pour plusieurs années sans doute, quitter mes « fringues » civiles pour endosser l’uniforme militaire.
Tout se passa bien lorsqu’il s’agit pour moi de revêtir la vareuse, ajuster le képi et chausser les brodequins. Les soucis commencèrent quand je voulus enfiler les pantalons garance qui m’étaient proposés. Alors que j’étais à l’origine de corpulence plutôt frêle, l’embonpoint qui s’était peu à peu emparé de mon corps rendait ma démarche difficile. Pour résoudre ce handicap, il n’y avait pour solution que d’y ajouter un « soufflet », ce qui fut fait sur le champ.
Me voilà donc nippé en soldat de la République, « une, laïque et indivisible ». Mon régiment, le 45ème, formait brigade avec le 148ème de Givet, l’un et l’autre se trouvant placés comme je l’ai dit précédemment sous le commandement du général Mangin. Il s’agissait d’une unité de couverture et la discipline y était particulièrement sévère : salut obligatoire des « 2ème classe » – dont je faisais partie – à tous les supérieurs à partir du grade de caporal, interdictions de fumer la pipe lors de sorties en ville, d’avoir pendant la marche les bras ballants ou accolés au corps, ou encore de se défaire de l’uniforme réglementaire du soldat (cravate bleue, brodequins cloutés, chaussettes à la russe, képi non brisé…).
On comprendra mon grand étonnement lorsque je croise aujourd’hui dans la rue un soldat de la cinquième république affublé d’un képi brisé au-dessus d’une coiffure plus ou moins apprêtée et d’une cravate fantaisiste, équipé de chaussures non conformes, et de surcroît véhiculé jusqu’aux champs de tir ou de manœuvres. Je ne puis alors m’empêcher de penser que nous vivons au siècle de la facilité.
Je reviens à notre sujet et d’abord aux questions d’intendance. Le couvert était composé de la gamelle réglementaire avec cuiller, couteau et fourchette en métal. La serviette, quant à elle, était rangée au rayon des oubliettes. Pour ce qui est du menu, il consistait en un ragout de viande, de pommes de terre, de riz et de haricots. Le dessert était un luxe. Quant à la boisson, il s’agissait d’une eau en baril, additionnée de poudre de coco. Par contre, le vendredi, qui était consacré aux épreuves de marche, on nous distribuait un quart de vin baptisé d’eau.
La marche ! Cela consistait, après un mois de présence en caserne, en épreuves journalières de 100 km durant huit jours d’affilée. J’étais en la circonstance loin d’imaginer combien cela s’avèrerait utile dans les jours à venir ! Ce genre d’épreuve s’avéra bénéfique à tous égards : mon embonpoint du début fondit comme neige au soleil au point que mon poids diminua de 14 kg en trois jours !
Inutile de préciser que le soufflet posé à l’origine sur mon pantalon était devenu inutile. Par contre, le médecin-major, averti de la chose, avait jugé bon de me mettre en observation à l’infirmerie. Par bonheur, il n’y eut pas de suite, sinon l’évacuation d’un excès de graisse qui faisait de moi un « impotent ». J’étais ravi.
30 juillet 1914. A six heures du matin, contrairement aux habitudes, le clairon se mit à sonner le réveil. D’instinct, je compris que l’heure fatidique était arrivée et que la guerre n’était pas loin. Quelques minutes plus tard, en effet, le sergent de semaine passa dans toutes les chambrées pour nous informer que le moment était venu d’endosser la tenue de guerre complète avec obligation de nous rendre au bureau du sergent-major pour la distribution des plaques d’identité, des vivres de réserve et des cartouches.
La consigne fut exécutée dans l’ordre et dans la discipline, jusqu’au moment – il était environ 10 heures – où le lieutenant-colonel Grumbach2, commandant le 45ème R.I., fit son entrée dans la cour de la citadelle pour passer la revue3. Moment émotionnant certes qui ne donna lieu à aucune incartade.
Et c’est la fleur au bout du fusil que nous quittâmes la caserne en chantant « A Berlin…A Berlin… On les aura… ».
Le défilé à travers la ville de Laon, musique en tête, fut impressionnant. Beaucoup de personnes pleuraient, qui un mari, qui un père ou un fiancé. Arrivés à la gare, ce fut l’embarquement immédiat pour une destination inconnue.
Vers midi, nous eûmes droit à un repas frugal : une boîte de « singe »4, une demie boule de pain et un verre d’eau. A 16 heures, nous arrivâmes à Charleville-Mézières. Les officiers furent hébergés en ville, les troufions à la ferme dans un village proche d’Aiglemont. Contrairement à ce qu’on avait espéré, il n’y avait pas de paille dans les étables ou dans les dépendances : indifférence des habitants sans doute… Toutefois, le ravitaillement, bien que tardif, put être assuré par les cuisines roulantes.
1er août 1914. Nous nous livrâmes comme d’habitude à des exercices de tirs ainsi qu’à divers exercices de formation et de maintien : école de compagnie, de section, etc. Le régiment se trouvait toujours en cantonnement à Aiglemont.
Le lendemain, 2 août 1914, à 19 heures, le rassemblement fut sonné afin de nous donner lecture du rapport du capitaine Strauss, commandant la 6ème compagnie dont je faisais partie. Sans surprise, le rapport faisait état de la déclaration de guerre officielle entre la France et l’Allemagne. Cette fois, le rêve devenait réalité : nous allions pouvoir faire échec à l’armée allemande dont les fameux « hussards de la mort », avec leurs casques à pointe ornés d’emblèmes de circonstance, une tête de mort sur le devant du casque, étaient déjà entrés dans la ville de Liège.
Nous pénétrâmes ainsi profondément en territoire belge et même luxembourgeois. Il faisait très chaud, les marches étaient pénibles et le ravitaillement incertain. Il en fut ainsi jusqu’au 6 août. Durant tout ce temps, ma pensée s’envolait souvent vers mon village natal dont c’était la fête patronale, la « Saint-Sauveur ». Je revivais alors mon enfance, pensant à ma chère et regrettée maman lorsqu’elle m’emmenait à l’église de Corscia pour assister à l’office et à la traditionnelle procession qui s’ensuivait. Cette pieuse pensée me réconfortait et m’aidait à supporter toutes les souffrances physiques et morales qui étaient notre lot quotidien : pieds meurtris, affres de la faim et de la soif, à quoi s’ajoutait l’idée de la séparation peut-être définitive d’avec ma mère, demeurée seule au village, sans ressources ni appuis.
Nous marchâmes ainsi pendant une semaine, sans mission apparente bien définie. Nos haltes dans les divers villages de Belgique étaient agrémentées et adoucies par la bienveillance et la générosité de nos chers alliés qui s’ingéniaient à nous ravitailler de leur mieux en confitures, pain, charcuterie, « pinard », etc. La vie nous paraissait ainsi plus douce. A cela s’ajoutaient les vivats pleins d’ardeur qui s’élevaient de la bouche de nos amis belges criant à s’égosiller « Vive la France ! Vive nos libérateurs ! ».
Le 7 août 1914, une mission fut assignée à la brigade du général Mangin, les 45ème R.I. de Laon et 148ème R.I. de Givet ayant pour tâche de soutenir un escadron de cavalerie non motorisé. En ces jours difficiles, il fallait bien sûr à tout prix que nos cavaliers maintiennent le contact avec l’ennemi qui nous harcelait.
C’est ainsi que jusqu’au 19 août 1914, nous sillonnâmes l’ensemble de la Belgique et même une partie du Luxembourg en utilisant les fameux autobus parisiens recouverts de panneaux publicitaires. (Plus tard, à l’occasion de voyages à Paris où il m’arrivait d’emprunter le « bus », je revoyais avec une certaine nostalgie, fixé au plafond du véhicule, un encart représentant un gros bébé joufflu et plein de santé : le bébé « Cadum ».)
Le 19 août 1914, c’en était fini avec les autobus… Notre mission de soutien de la cavalerie étant terminée, c’était en véritables fantassins que nous allions engager le combat, recevoir le baptême du feu pour la première fois et devenir l’infanterie, la « reine des batailles ».
Une fois le dîner terminé et après toute une nuit de marche, nantis de tout le « barda » du guerrier, nous défilâmes dans les rues de Namur sous les vivats de la population, pour nous rendre à l’École des Cadets – le Saint-Cyr belge – où après avoir bu un café amer comme du fiel, nous pûmes enfin jouir de quelques instants de repos.
Le 20 août, vers une heure de l’après-midi, notre chef de bataillon, le commandant Prunier, donna l’ordre aux capitaines commandant les trois compagnies de l’école militaire d’occuper l’une des collines entourant la ville et de faire déployer les hommes en tirailleurs derrière la haie d’un parc, face à l’ennemi. Devant nous s’étalait une grande plaine d’où l’on pouvait apercevoir à l’horizon le village de Champion, occupé par les Allemands. Ces derniers effectuaient déjà des tirs de 210 visant à détruire les ponts situés sur la Meuse et empêcher ainsi nos renforts de traverser le fleuve pour venir à notre aide.
Vers 16 heures, nous pûmes enfin quitter nos positions de tirailleurs déployés pour prendre d’assaut le village en question. L’heure était grave et l’angoisse profonde. Nous allions en effet recevoir le baptême du feu, affronter peut-être la mort ou être meurtris dans nos chairs par quelque blessure profonde et sanglante, voire être faits prisonniers des Allemands avec toutes les terribles conséquences qui en résulteraient, en premier lieu les humiliations.
Pour la première fois, dans cette immense plaine, nous voilà exposés aux balles meurtrières et aux obus de tous calibres. Avant que nous n’ayons atteint le village de Champion, beaucoup de mes camarades étaient déjà hors de combat, tués ou blessés, tandis que les balles sifflaient à nos oreilles tel un bourdonnement d’abeilles. Toutefois, cahin-caha, ceux dont je faisais partie qui avaient échappé au massacre atteignirent et finalement libérèrent le fameux village. L’ennemi s’étant replié dans un bois voisin, nous occupâmes la position, certains d’entre nous étant placés en avant-garde dans un champ creux à la sortie du village afin d’éviter une contre-offensive allemande.
Nous étions à peu près l’équivalent d’une section, déployés en tirailleurs et assis en contrebas d’un talus afin de nous tenir à l’abri des balles tirées depuis le bois occupé par l’ennemi. Seul, un jeune sous-lieutenant5, fraîchement sorti de Saint-Cyr, ganté de blanc et tenant ses jumelles en main, voulut braver l’Allemand en dépit des conseils de prudence que je lui adressais. Sa témérité le perdit. Je le vis en effet s’écrouler, atteint d’une balle en plein front. Ses jumelles gisaient à terre, à quelques pas de ce héros, ses fines mains toujours gantées de blanc.
Témérité ne veut pas dire bravoure et sans doute eût-il mieux valu, dans l’intérêt de la France, que ce jeune Saint-Cyrien fît preuve de la même prudence que celle des hommes de sa section.
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La nuit venue, le gros du bataillon alla bivouaquer dans un bois voisin du village de Champion, toujours occupé par nous. C’est dans ce secteur que nous fîmes connaissance pour la première fois avec les soldats belges, très braves et très bienveillants d’ailleurs, tandis que les cuisines roulantes continuaient d’assurer envers et contre tout le ravitaillement, largement partagé avec nos alliés belges.
A l’aube du jour suivant, le 23 août, les Allemands, vraisemblablement désemparés par les pertes subies, tentèrent une contre-offensive, ce qui donna lieu à un combat acharné au cours duquel nous subîmes des pertes importantes. C’est au cours de cet engagement qu’un de mes compatriotes, Antoine Suzzoni, fut fait prisonnier. Ce fut une grande peine pour moi.
Les Allemands, supérieurs en nombre, nous refoulèrent finalement hors du bois et nous dûmes battre en retraite en direction de Namur, non sans avoir livré un vif et bref combat dans la plaine de Champion. C’est au cours de cette lutte acharnée que fut tué le chef du bataillon Jeanson ainsi que deux autres officiers dont le capitaine Py6 commandant la 7ème compagnie.
 
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Le tableau d’honneur de la Guerre 1914-1918, paru dans le journal L'Illustration
 

 
 
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Après cette résistance au pistolet et à la baïonnette, il ne resta donc plus aux rares rescapés qu’à se replier sur Namur, pilonnée par les canons 210. Mais pour cela, il fallait franchir la Meuse dont malheureusement tous les ponts étaient coupés. C’est grâce aux hommes du génie, qui firent preuve en cette occasion d’un courage et d’une énergie exemplaires, que nous pûmes traverser la Meuse sur des ponts de fortune constitués de tonneaux et de planches. Mais lors du franchissement, hélas !, nombre de nos camarades de combat tombèrent à l’eau et périrent noyés.
Le petit nombre de rescapés, dont Dieu merci je faisais partie, établit son cantonnement au village de Gembloux.
L’avant-garde assurée par notre cavalerie dépêcha une estafette pour informer le commandement français de la proximité de l’ennemi (environ 4 kilomètres). L’ordre nous fut alors donné de quitter le village, en pleine nuit et sans ravitaillement. Nous marchâmes ainsi jusqu’à l’aube pour atteindre la frontière franco-belge à Jeumont, près de Maubeuge. Mais à partir de cette position notre retraite se trouva entravée par l’exode des réfugiés belges qui fuyaient leur pays. La route était encombrée de véhicules de toutes sortes, de personnes âgées, de malades, de femmes et d’enfants juchés sur des charrettes traînées par des bœufs et des chevaux. Cela eut pour effet de ralentir notre marche et celle des artilleurs dont les canons et les caissons de munitions embourbés étaient tirés par des chevaux.
Nous atteignîmes Hirson vers midi environ. Tenaillés par la faim et torturés par la soif, nous dûmes nous contenter de pain trempé que l’armée belge avait abandonné sur la route au moment de son repli. La traversée des villages s’effectuait dans la morosité. Malgré la soif intense qui nous tenaillait, il nous était interdit de boire l’eau des puits qui, nous disait-on, était polluée voire même empoisonnée. Durant cette longue et lugubre retraite, on se hâtait, chaque matin à l’aube, d’aller lécher la rosée qui s’était déposée au cours de la nuit sur les feuilles des betteraves à sucre, très répandues dans ces régions du nord de la France.
Si l’on tient compte en outre des crises de diarrhée provoquées par l’ingestion de pommes et de poires encore vertes cueillies dans les vergers des villages traversés, on peut se faire une idée de l’état de délabrement de nos troupes à la limite de l’épuisement que les services de l’intendance avaient de leur côté beaucoup de mal à ravitailler.
Ce n’était pas le régiment de « Sambre et Meuse » mais seulement celui de « Meuse » qui battait en retraite, sans trêve et sans repos, sans pain et sans souliers, avec seulement le fusil sur l’épaule, la rage au cœur, et le sac à dos pour tenir lieu à l’occasion d’oreiller.
La retraite – la grande retraite – battait son plein. De tous côtés surgissaient dans le désarroi et le désordre le plus complet des soldats aux visages émaciés. Si la Grande Armée impériale fut décimée par la neige, le froid et la faim, l’armée française, en cette fin du mois d’août 1914, toutes comparaisons écartées, fut en grande partie anéantie par des choses aussi banales que la diarrhée, la chaleur, la faim et la soif. Malheur aux traînards, passés de vie à trépas par les gendarmes chargés d’assurer la police à l’arrière avec pour mission de les abattre, y compris les malades, d’une balle dans la nuque.
C’est dans ces moments tragiques que je ressentis à quel point l’homme, parce qu’il est doté, contrairement à l’animal, de volonté et de raison, peut se montrer plus résistant que le cheval qui, lui, s’écroule sans vie sur le bord d’une route.
Assurés de pouvoir bientôt stopper l’avance allemande, nous poursuivîmes notre marche durant cinq ou six jours, dans la chaleur torride et par étapes, certaines allant jusqu’à 50 km, non sans avoir participé à la bataille de Guise qui s’était terminée du côté des Anglais par une défaite sanglante.
Nous traversâmes ensuite maints villages que les habitants avaient dû évacuer. C’est ainsi qu’un soir nous fîmes halte dans une ferme de la Brie où toutes les bêtes avaient été abandonnées. Il y avait là toutes sortes de volatiles tels que dindes, poules, pintades, pigeons, etc. Cette volaille était assurément une aubaine pour des poilus affamés ! Elle fut passée au fil de la baïonnette au milieu de la cour, empuantie par l’effet de la chaleur, puis plumée et rôtie avec à la clé le plaisir ineffable de déguster cette chair tendre sans plus avoir à se préoccuper du ravitaillement qu’une intendance déficiente avait rendu très aléatoire.
L’épisode fut malheureusement de courte durée, l’ordre nous ayant été donné par le colonel de reprendre notre marche en arrière. A une question posée sur les raisons de ce revirement, le capitaine commandant la 7ème compagnie de notre régiment avait répondu : « Si nous battons en retraite, c’est pour attirer l’ennemi dans un guet-apens ».
Durant ces dernières journées du mois d’août, sous un soleil accablant, nous reprîmes donc notre marche, jusqu’au jour où ayant bivouaqué dans un petit bois situé à quelques kilomètres de Provins, nous aperçûmes un panneau portant la mention : « Paris 84 km ». Inutile d’insister sur ce que fut notre déception et notre découragement dans l’état de délabrement moral et physique qui était le nôtre. Comme à l’accoutumée, nous prîmes possession du boqueteau pour y passer la nuit en position d’avant-garde, l’ennemi étant signalé à quelque trois km de là.
Le lendemain à l’aube, le bataillon fut rassemblé pour entendre la lecture de l’ordre du jour solennel émanant du quartier général du maréchal Joffre, installé à Bar-sur-Aube :
« Au moment où s'engage une bataille d'où dépend le salut du Pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière. Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis, et se faire tuer sur place, plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »
Signé J. Joffre, 5 septembre 1914
Après le bivouac dans un bois aux environs de Provins, mon régiment, le 45ème d’infanterie, conformément aux ordres du maréchal Joffre, remonta sur la Somme, non sans avoir livré une sanglante bataille à Maricourt au cours de laquelle un sous-lieutenant de la 5ème compagnie fut tué7.
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Quant à moi, désigné en qualité d’agent de liaison de la 6ème compagnie commandée par le capitaine Strauss pour transmettre ses ordres aux sections, j’accomplis ma mission en rampant à plat ventre parmi les immondices de toutes sortes qui jonchaient les abords de la route menant d’Amiens à Combles.
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L’ennemi, quant à lui, commençait à se terrer, préludant ainsi à ce qui allait devenir « la guerre des tranchées ».
Ayant regagné ma position dans un trou creusé à la pelle-bêche, alors que l’ennemi avait repris l’offensive, je fus amené pour la première fois à armer mon fusil Lebel pour faire feu sur un Boche qui avançait en direction de nos lignes. Aussitôt après le tir, je vis l’Allemand tomber sans que je susse jamais, étant donné la distance qui nous séparait, s’il était mort ou simplement blessé !
Le 45ème R.I., dont les effectifs étaient réduits de moitié en raison des conditions dans lesquelles s’était effectuée la grande retraite, fut relevé et envoyé à Bray-sur-Somme pour s’y reposer8.
Après une dizaine de jours, nous remontâmes en première ligne en direction du village toujours inviolé de Carnoy, situé sur la route qui relie Péronne à Amiens.
Le 16 décembre 1914, ma compagnie se trouvait cantonnée à la ferme Bronfay. Il nous arrivait dans ces moments-là d’échanger nos impressions, chacun réagissant suivant ses états d’âme. C’est ainsi qu’un de mes meilleurs compagnons d’armes, un dénommé Brasseur, instituteur à Etaples, qui se disait athée, fut obligé de reconnaître qu’avec la foi qui était la mienne, j’étais plus heureux que lui.
Dans la nuit du jeudi 17 décembre 1914, après une brève préparation d’artillerie au canon de 75 qui, aux dires du lieutenant Chartier, allait pilonner les barbelés9 des tranchées allemandes, nous partîmes à l’attaque du village de Mametz, une position considérée comme « stratégique ». Parvenus à environ 100 mètres de l’ennemi, nous nous déployâmes en tirailleurs et fonçâmes ainsi sur les Boches, mais en arrivant aux barbelés, à notre grande surprise, ceux-ci étaient intacts. Profitant de la situation, l’ennemi se mit à actionner ses mitrailleuses et ses autres engins de guerre, en conséquence de quoi nous n’eûmes d’autre ressource que de nous coucher à terre, non sans avoir subi auparavant de lourdes pertes – environ 80% de ma compagnie.
C’est en ce jour mémorable que le soldat Jumelle, un jeune réserviste, père de cinq enfants, fut atteint par une balle en pleine poitrine en criant « Sales Boches ! » ; une deuxième balle de mitrailleuse le fit passer de vie à trépas, non sans qu’il eût lancé un dernier cri : « Au revoir les gars, vive la France ! ».
A quelques pas de moi, un soldat blessé grièvement exhalait sa plainte : « Maman, maman ! ». Cela dura jusqu’à environ 16 heures et puis ce fut le grand silence dans le paysage couvert de neige.
 
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Soldat Ferdinand Marie Jumelle

 
L’ordre de repli sur nos tranchées donné par le lieutenant Chartier ne nous étant pas parvenu, force fut pour les quelques rescapés dont j’étais de nous maintenir durant la nuit du 17 au 18 décembre et tout au long de la journée du 18, allongés sur le sol, comme inertes, afin de nous fondre parmi nos camarades morts. Tout juste nous fut-il possible de creuser un trou à l’aide d’une cuiller afin de protéger nos têtes des balles ennemies ; nous nous trouvions en effet à trente mètres à peine des Allemands, séparés seulement par des barbelés.
Pour notre chef de section, le lieutenant Chartier, qui s’était replié dans nos tranchées de départ le jour même du combat, c’est-à-dire le 17 décembre 1914, quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu’il aperçut à l’aube de la journée du 18, ses hommes étendus dans la neige. Sa douleur était immense, persuadé qu’il était de l’anéantissement complet de sa compagnie. Aussi, plus grande encore fut sa surprise le soir du 18, lorsqu’il vit les quelques survivants dont j’étais, transis de froid, tenaillés par la faim et crispés par l’angoisse, rejoindre les lignes en rampant dans le champ recouvert de neige. Après un café bien chaud pour nous réconforter, couchés sur les brancards, nous fûmes transportés à Bray-sur-Somme pour un repos physique et moral de cinq jours. L’attaque du village de Mametz avait échoué par la négligence des artilleurs actionnant le 75.
Le 45ème fut toutefois de nouveau désigné pour occuper le village de Carnoy10 dont les maisons en torchis, à la mode locale, avaient été pulvérisées par les mortiers de 210 mm allemands. L’église elle-même, également en torchis, n’avait pas été épargnée. Je profitai d’un repos à la lisière du village, sur un chemin creux, pour visiter la maison de Dieu. Spectacle navrant : les ornements sacerdotaux, les statues, etc. gisaient par terre dans un désordre indescriptible, mais d’autres camarades de combat, sans but, moins scrupuleux, s’étaient déjà emparés du tabernacle pour le transporter dans la tranchée creusée à même le talus et s’en servir comme petite armoire de rangement pour leurs gamelles, musettes, etc.
Le lendemain, le capitaine Strauss – vrai « Tartufe » dont Molière aurait fait son favori –, ayant aperçu le tabernacle dans la tranchée occupée par mon escouade, porta ses soupçons sur moi comme étant l’auteur de ce rapt sacrilège. Dans la nuit, malgré ma foi, mes pratiques religieuses sincères, la rancune du capitaine Strauss persista à l’encontre du jeune cabot que j’étais.
27 janvier 1915. Alors que les poilus creusaient des trous dans un sol gelé, les Allemands fêtèrent l’anniversaire de leur chef et empereur Guillaume II dans un tintamarre de chants et une débauche de gueuletons. Après un bref et rapide bombardement de nos lignes, l’artillerie ennemie, notamment les canons de campagne de 77, imposèrent le silence le plus complet.
Dans le secteur de Carnoy, le 45ème et le 148ème se portèrent au secours de l’armée du général Anthoine11 qui, après un combat meurtrier au mont Kemmel, était repoussée vers la mer. Dans le même temps, nos alliés les Anglais qui, dans un repliement précipité, avaient dû abandonner leurs armes et leurs cartouches, battaient en retraite vers Calais. Les renforts français, parmi lesquels figurait le 45ème, se montrèrent dignes de la confiance que le général Anthoine avait placée en eux : les Allemands finirent par être refoulés sur leurs lignes de départ. Calais et toute la zone nord étaient sauvés.
Cependant, la bataille du mont Kemmel avait été gagnée au prix de lourds sacrifices consentis par l’armée française. Après quelques jours de repos au Mont Noir, il fallut songer à reconstituer les unités, creusées par les pertes subies. Nous fûmes ainsi ramenés à l’arrière, dans un secteur relativement calme où seules les bombes à hélice tombaient en pluie sur nos tentes marabout.
C’est en de telles circonstances que le sergent-major Leclercq et le sergent fourrier trouvèrent la mort et que je fus appelé par le lieutenant Chartier, en ma qualité de caporal-chef de section, à distribuer le fret aux camarades de combat. Ce fut pour moi une tâche difficile, puisqu’il me fallut récupérer au milieu des débris les ballots aux trois-quarts brûlés et maculés de sang.
Fiche du Sergent Major LECLERCQ Albert Médard
Date de naissance:
22/03/1889
Lieu de naissance:
Roubaix (Nord)
Classe:
1909
Matricule au corps:
6074
Lieu recrutement:
Lille
Date du décès:
21/07/1915
Lieu du décès:
Tranchées de CAUROY les HERMONVILLE (Marne)
Cause du décès:
Tué à L'ennemi

 
Mais enfin, après ces revers, ce fut la délivrance…

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L’heure des permissions était venue. Le cœur en liesse, je partis vers mon île de Beauté où m’attendait avec l’impatience que vous devinez ma bonne, chère et tant regrettée maman. Le train, livré à tous les courants d’air, vitres brisées et banquettes effondrées, nous emporta jusqu’à Marseille où nous attendaient le camp des Américains et le fort Saint-Jean. Quinze jours suivirent dans la cité phocéenne, puis ce fut l’embarquement pour l’île de Cythère (la Corse) et le voyage final depuis la gare de Francardo jusqu’à Corscia. J’atteignais enfin l’objet de tous mes rêves.
Ma chère et regrettée maman, non prévenue, fut réveillée à une heure du matin pour embrasser son gars de vingt-deux ans avec toute l’affection qu’on peut imaginer. Ce fut pour moi pendant vingt jours la Dolce Vita. Choyé, gâté par la bonté inexprimable d’une mère douloureuse, mais fière et non encore résignée au sacrifice de son fils.
Selon la rumeur du moment, un certain docteur Desanti à Corte était chargé du contrôle sanitaire des permissionnaires du front. Ma regrettée maman et moi-même prîmes le parti de nous rendre à la cité « Pascal Paoli » pour rencontrer le praticien dans son officine. Homme charmant, au cœur débordant de bonté, il était le neveu de Son Excellence Monseigneur Desanti12 qui était à l’époque évêque d’Ajaccio. Après quatre jours d’hôpital à Corte, il me prescrivit une convalescence de quinze jours pour fatigue générale, perte de poids et d’appétit.
Puis ce fut le retour au village natal… Mais la bureaucratie ne perd jamais ses droits : mon certificat médical ayant été égaré et n’ayant pas rejoint mon unité à temps, j’avais été porté « déserteur face à l’ennemi ». C’était pour moi le falot et douze balles dans la peau. Par bonheur, la Providence veillait, incarnée en l’occurrence par ma chère et regrettée maman qui, dans une inspiration digne des mères de soldats, me conseilla de poursuivre mes démarches à Ajaccio où je fus de nouveau hospitalisé. C’est là que j’eus la grande joie, avant mon départ pour le front, d’être photographié avec ma bonne maman.
(Par la suite, je fis exécuter un agrandissement de la photo que je conserve comme une relique précieuse dans ma modeste salle de séjour à Corscia. Elle laisse deviner la souffrance morale de ma chère maman dont on aperçoit les traits émaciés sur un corps terriblement amaigri.)
 
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Corscia, 1915, J.-B. Santucci et sa mère
Puis vint l’heure de la séparation, instant pénible entre tous, avec le souvenir d’une maman prostrée et découragée à la pensée que son cher fils allait la quitter peut-être pour toujours.
Je pris donc place dans un train à destination de Bastia où se trouvait le port d’embarquement mais là encore mes ennuis n’étaient pas terminés : le bateau qui devait m’emporter vers Marseille était déjà parti. J’en fus quitte avec quatre jours d’arrêt de rigueur à la caserne Marbeuf (aujourd’hui transformée en lycée).
Dans la semaine qui suivit, un bateau fut annoncé avec pour mission d’embarquer tous les permissionnaires présents en Corse. Ainsi prenait fin mon séjour dans cette île que je quittais le cœur meurtri et l’âme désemparée à l’idée de laisser ma chère et tendre maman seule et sans ressources au pays natal.
Après un court séjour à Marseille au fort Saint-Jean, je pris le chemin de fer jusqu’à Dijon où une autre destination m’était réservée. Par bonheur, ce n’était plus le front des armées mais le dépôt de mon régiment, le 45ème, replié à Lorient dans le Morbihan. En effet, pendant mon séjour en Corse, le 45ème avait été désigné pour poursuivre sa mission à Salonique sous les ordres du général Maurice Sarrail13.
Mon séjour à Lorient, facilité par le commandant de réserve Philippi14, un authentique Corse, fut pour moi un havre de repos et d’apaisement. Avec le sergent Robert, un de mes bons amis, nous menions une vie paisible entre la ville et la plage de Larmor. Mais le 62ème d’infanterie devant prendre possession de la caserne Bisson, le 45ème fut caserné dans l’ancien petit séminaire à Sainte-Anne d’Auray, confisqué par l’Etat depuis la loi de séparation des Eglises et de l’Etat.
C’est ainsi que je pus assister au grand pèlerinage de Sainte-Anne où des milliers de Bretons en costume folklorique et des centaines de milliers de femmes aux coiffes garnies de dentelles, robes et tabliers de jadis, formaient un immense cortège autour de la statue de la sainte dans un environnement de chants et de supplications en langue bretonne. Spectacle merveilleux si l’on y ajoute celui des jeunes filles non mariées venues piquer des épingles autour du calvaire érigé dans la cour du cloître attenant à la basilique pour savoir si dans l’année elles allaient rencontrer l’élu de leur cœur.
Tous les bâtiments de l’ancien petit séminaire étaient à notre disposition, y compris la chapelle où, par ironie du sort, en ma qualité de cabot-chef fourrier, j’avais la charge de couper et distribuer le pain à mes camarades de combat sur une balustrade réservée jadis à la sainte communion. Des tables sur tréteaux et des bancs avaient été dressés dans la chapelle transformée en réfectoire mais dont les beaux vitraux laissés sur place étaient salis par toutes sortes de détritus lancés par des mains impies. L’orgue lui-même n’avait pas été épargné, jusqu’au jour où sur mon intervention le commandant du dépôt ferma la tribune aux amateurs de chansons et de musique ésotériques.
C’est à Sainte-Anne d’Auray que je voulus me familiariser avec la bicyclette. Mais un jour où je voulus me rendre à la gare : patatras ! Par un excès de témérité, je fus projeté à terre, heureusement sans aucune égratignure mais avec mon pantalon digne des soins d’un couturier !
Une autre fois, par une belle matinée de printemps, nous prîmes le chemin de la garnison. Un train spécial devait nous transporter jusqu’à Saint-Pierre-des-Corps, près de Tours. Là, un autre convoi nous attendait, et c’est ainsi qu’après deux jours de voyage nous arrivâmes à Verberie, dans l’Oise, où le colonel commandant le 128ème régiment auquel j’étais désormais affecté nous réserva un accueil chaleureux.
Après deux mois de repos dans ce pays de l’Oise, ce fut de nouveau la montée vers les premières lignes avec pour objectif de prendre d’assaut Berny-en-Santerre15, le 6 septembre 1916. C’est là que dans un enfer de mitraille, je fus blessé par une balle en séton à l’épaule gauche puis évacué sur l’Hôpital d’Orléans qui était l’hôpital auxiliaire de Solesmes (Sarthe)16. Le chirurgien y procéda à l’extraction sans anesthésie de toutes les impuretés qui recouvraient la blessure, coupant à même la chair avec ses instruments de chirurgie, sans aucune plainte de ma part, à telle enseigne qu’il me félicita du courage dont j’avais fait preuve et ordonna à l’infirmière de me donner une bouteille de champagne pour me récompenser et me réconforter.
C’est dans l’abbaye à l’aspect moyenâgeux qu’il me fut donné d’entendre un chant grégorien interprété par les bénédictins ; bien que non mélomane, je fus émerveillé par la beauté de ce chant ainsi que par l’ensemble sculptural en grandeur naturelle représentant la mise au tombeau du Christ, l’un des joyaux de la chapelle de Solesmes.
8 septembre 1916 : fête de la Nativité de la Sainte-Vierge, objet d’un célèbre pèlerinage à Notre-Dame-du-Chêne, présidé par Monseigneur Raymond-Marie-Turiaf de La Porte, évêque du Mans et ancien supérieur du grand séminaire de Versailles. (Alors que j’étais jeune séminariste, j’avais eu le privilège d’assister au banquet de trois cents couverts servis dans le grand hall de Grandchamp le jour de sa consécration épiscopale.)
Après une semaine de repos à Solesmes, ce fut l’hospitalisation à Craon, dans la Mayenne, où de charmantes infirmières me prodiguèrent leurs soins. Au programme, liberté complète avec chasse au lapin de garenne au moyen de furets ou de pics et de pelles pour extraire l’animal de son gîte, à la grande satisfaction des paysans dont les jardins étaient envahis par ce gibier insolite mais succulent en sauce ou gibelotte.
L’heure était venue de retrouver mon île tant aimée où après un séjour de deux semaines auprès de ma bonne maman, il me fallut de nouveau rejoindre mes camarades de combat.
A Is-sur-Tille, grande gare régulatrice17, j’appris que le 128ème régiment d’infanterie – mon nouveau régiment – était stationné en Meurthe-et-Moselle dans les environs de Lunéville où nous pûmes jouir d’un repos bien mérité. Le grade de cabot-chef m’évita la peine de dormir dans les granges sous une température de -20°C. Durant cet hiver exceptionnel de 1916-1917, tout gelait : le vin, l’eau, le pain, les pommes de terre.
Dans le village qui n’avait pas été évacué, les habitants, dans leur bienveillance, faisaient passer les blocs de vin transformé en glace ainsi que l’eau, le pain et bien d’autres produits gelés, le tout dans de grandes bassines en étain placées sur des cuisinières à bois surchauffées.
C’est ainsi que je doublais le cap, pendant que mes camarades, les moustaches recouvertes de glaçons et les brodequins transformés en cothurnes, étaient enlisés dans le froid. Beaucoup, qui avaient eu les pieds gelés, durent être évacués à l’arrière.
Dans l’intervalle, je fus désigné pour suivre un cours de mitrailleur aux Sables-d’Olonne. Rien de transcendant en la circonstance sinon que me trouvant cantonné dans la loge de la franc-maçonnerie de triste mémoire, il me fallut, par un froid rigoureux et avec une eau glacée au possible, procéder dans la cour aux soins de la toilette.
Une fois le stage terminé, nanti d’un brevet de chef de section, je rejoignais le 128ème qui se trouvait au repos à Joinville (Haute-Marne). Pour ma part, je logeais chez l’habitant en la personne d’un brave vieillard qui vivait seul et qui de tout cœur m’offrit un lit-clos, comme on en trouve en Bretagne. Ce fut pour moi la dolce vita durant quelques jours, puis le 24 décembre 1916, un long convoi de camions arriva sur les lieux pour nous emmener vers une destination inconnue.
Sur une route couverte de neige, au milieu de paysages couverts d’un blanc manteau, le 25 décembre 1916, jour de la Noël, nous mîmes pied à terre à Neufchâteau après avoir traversé nombre de villages aux toits blanchis et aux fenêtres illuminées, où j’imaginais que des enfants devaient fêter la naissance du Sauveur à leur manière. J’avoue humblement que j’enviais leur sort.
Après une marche de vingt kilomètres environ, nous procédâmes à la relève d’un régiment dans la forêt de Parroy, non loin de Lunéville. Un « no man’s land » de deux kilomètres nous séparait de l’ennemi. Sur ce secteur très calme, le canon et la mitraille étaient bannis. Aussi le dimanche, munis de jumelles, il nous était possible de voir le Boche se rendre à l’église d’Avricourt, commune située sur la frontière avant l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine.
Nous pensions que nous nous trouvions dans un secteur très calme où les poêles à bois ronronnaient toute la journée. Mais un matin, accompagné de l’agent de liaison Giraud, l’idée nous prit d’aller faire une petite promenade dans la neige. C’est alors qu’un « Fritz » d’en face, par jalousie sans doute, nous gratifia d’un obus de 77 qui explosa sur la tête de mon cher Giraud dont la calotte crânienne libéra la cervelle, tombée intacte sur la neige fondue. La mort fut foudroyante. Je fis aussitôt prévenir le chef brancardier et le corps de mon compagnon d’armes fut transporté dans le cimetière de Lunéville, sans apparat et sans rites religieux.
Dans le secteur lorrain, c’était le repos complet, sauf pour les « fourriers » dont je faisais partie, chargés de contrôler un dépôt de vivres situé non loin, et où l’on pouvait trouver du chocolat, du pain biscuité etc. Il y avait surtout un fût contenant disait-on de la « gnôle » (eau de vie), dont les unités qui avaient occupé le secteur faisaient leurs délices, tant et si bien qu’à la fin ce n’était plus l’eau changée en vin mais l’eau-de-vie changée en eau !
A la lecture de mon rapport, le capitaine Haxaire qui commandait la compagnie de discipline18 à l’encadrement de laquelle j’avais été affecté, et qui était composée en grande partie d’anciens des « Bat’ d’Af’ », entra dans une colère terrible. Cet officier d’une grande valeur militaire se montrait sans pitié. Ainsi, alors qu’il recevait quotidiennement dans son unité les fortes têtes en tenue civile, je devais dans la soirée lui présenter les « forçats » en tenue de campagne complète, à ceci près que parfois les équipements manquaient dans la voiture de compagnie19. Je faisais de mon mieux pour assurer l’habillement, mais en ce qui concernait l’armement – fusil mitrailleur, fusil Lebel, cartouches, etc. – je dus recourir souvent aux services et à l’amabilité d’un collègue toulousain pour me dépanner.
De ce secteur au calme étrange, nous fûmes finalement relevés pour nous rendre dans la zone de Reims, plus précisément au village de Ville-Dommange. Je m’en souviens très bien. C’était par un bel après-midi de juin, le jour de la Fête-Dieu. Je me rendais à l’église pour escorter le Saint-Sacrement lorsque le clairon sonna l’alerte. Le cœur ému, je rejoignis aussitôt ma compagnie et après un quart d’heure d’attente, nous embarquâmes dans un convoi de camions pour nous rendre, via la ville de Bar-le-Duc, dans le célèbre secteur de Verdun.
Après quelques jours de repos, alors que les « Fritz » venaient d’attaquer le bois d’Avricourt, mon régiment, le 128ème, reçut pour mission de ravitailler en munitions et armement nos camarades qui se trouvaient à la tâche dans un dédale de boyaux et de tranchées soumis à un bombardement destructeur de la part de l’ennemi. Nos canons de 75 répondirent aussitôt à ce bombardement mais en raison de leur tir trop court ce sont nos « poilus » qui reçurent les « pruneaux » malgré les fusées lancées en retour pour allonger le tir.
C’est ainsi qu’une section entière fut ensevelie dans le gourbi20, malgré les efforts du génie pour dégager les issues dont les parois s’écroulaient dans un nuage de poussières au fur et à mesure de l’avancement des travaux auxquels il fallut finalement renoncer. On se contenta de dresser une croix sur cette fosse improvisée avec la mention « Ici reposent des soldats de la …ème section du …ème régiment. »
La journée revêtit un caractère tragique pour mon régiment. Les pertes avaient été cruelles et, toutes les cinq minutes, il fallut assurer le ravitaillement en munitions sur un terrain complètement bouleversé par l’artillerie ennemie. Seuls subsistaient quelques trous d’obus qui nous protégeaient tant bien que mal d’éclats venus de partout.
C’est ce jour-là que ma chère et regrettée maman eut le pressentiment que j’étais en danger.
Après quelques jours de repos dans le secteur, ce fut ensuite l’enfer de Verdun : la cote 344, les Jumelles d’Ornes, les tranchées de la mort, la côte du Poivre, et j’en passe, pour finir au Mort-Homme et à la cote 304 où, pendant l’hiver 1917-1918, les « Fritz » nous firent déguster leurs amers pruneaux sortis de la gueule des canons de 210mm. En effet, nous occupions d’anciens gourbis construits par l’ennemi d’où il avait été chassé à la suite de combats particulièrement sanglants. Il s’agissait de casemates dont les quatre ou cinq issues étaient orientées vers Montfaucon, un village que l’ennemi avait occupé jusque-là. Les abris souterrains, soutenus par des rondins de sapin et des sacs de terre, avaient une profondeur allant jusqu’à trente mètres. Ils résistaient fort bien aux obus de 210 qui retombaient parfois sur le gourbi ; toutefois, la force de la déflagration était telle que les bougies s’éteignaient. C’est dans un moment comme celui-là que le capitaine Victor, originaire d’Objat en Corrèze, sans doute pris de panique, ce qui est humain et compréhensible en pareille circonstance, demanda d’une voix fébrile : « Cet obus est tombé juste sur le gourbi, n’est-ce-pas ? ». Et tous de répondre en soupirant d’angoisse : « Oui, mon capitaine ! ».
Si les tirs de destruction avaient remplacé les combats meurtriers, mon régiment n’en subit pas moins de lourdes pertes, notamment parmi les frères d’armes désignés pour la corvée de soupe et dont le ravitaillement était assuré par des cuistots installés au calvaire du village d’Esnes, situé à cinq kilomètres en arrière des lignes. Mais outre les bombardements des 210 allemands, il fallait emprunter à travers les méandres de la cote 304 un sentier jalonné par des cordes blanches, le moindre écart risquant d’entraîner la chute des poilus dans des trous d’obus profonds de quatre mètres, remplis d’une eau polluée par les cadavres et où malheureusement nombre de nos combattants trouvèrent la mort. En ces nuits pénibles, ceux qui avaient la chance d’occuper les gourbis faisaient le ramadan forcé.
Cependant, assoiffés par les effets de la poudre et tenaillés par la faim, il nous arrivait très souvent de sortir la nuit pour aller boire un peu de cette eau verdâtre et polluée par des cadavres. Cependant il s’agissait moins d’étancher notre soif que de tenter d’attraper la fièvre typhoïde qui motiverait notre évacuation vers un hôpital aux draps blancs où nous serions accueillis par de souriantes, jolies et dévouées infirmières bénévoles. Mais notre attente fut vaine car cette eau véritablement malsaine agit sur nous comme un véritable élixir de jouvence, une eau minérale exceptionnelle ; sans doute notre corps, vacciné par toutes sortes de misères physiologiques, était-il devenu imperméable à toute réaction pathologique.
Au terme de six mois d’enfer dans la boue, la neige, la pluie ou encore la vermine vint enfin la relève. Le 128ème dont je faisais partie fut incorporé dans la 10ème armée commandée par le général Mangin et transporté dans le secteur de Soissons dans le but d’une attaque au « Chemin des Dames » (Moulin de Laffaux).
Par un bel après-midi d’août, nous quittâmes nos abris – d’anciennes champignonnières – pour monter à l’assaut d’une colline occupée par les Fritz et photographiée par notre aviation, les clichés ayant permis de déceler la présence de tranchées. Arrivés sur les lieux, ces fossés à peine ébauchés et non creusés s’avérèrent inutiles, et c’est sur un terrain découvert que le combat fut livré. L’ennemi s’était déjà replié sur un autre plateau, séparé de nos lignes par une profonde vallée. Les fusils et les canons entrèrent aussitôt en action de chaque côté.
C’est en ces lieux que le soldat Rouaud, un Nantais animé certes d’un esprit patriotique, mais aussi téméraire, voulut malgré mes conseils prendre la position du tireur à genoux pour « faire rigodon »21 sur les Boches en face. Hélas ! Le résultat ne se fit pas attendre : une balle reçue en pleine tête fit exploser la boîte crânienne de mon cher Rouaud dont chaque râle soulevait la matière cérébrale, laissant s’échapper un flot de sang qui se déversait sur ma musette et ma gamelle jusqu’à les maculer entièrement.
Pendant ce temps, nos 7522 tiraient trop court, comme au bois d’Avricourt, malgré les fusées éclairantes rouges qui indiquaient qu’il fallait allonger le tir. Les braves artilleurs n’en continuèrent pas moins leur triste besogne, provoquant ainsi des vides dans nos rangs. Au crépuscule, mettant à profit les ténèbres, je pus me replier tant bien que mal jusqu’au poste de secours pour alerter le service sanitaire. Les brancardiers firent diligence pour aller récupérer le corps du camarade Rouaud, passé de vie à trépas pendant la nuit.
Fiche du soldat ROUAUD

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Le 128ème se dirigea vers le Chemin des Dames, avec arrêt au Moulin de Laffaux. Un éclat d’obus au coude droit – la « bonne blessure » – m’obligea à rejoindre l’ambulance puis le chemin de fer pour me trouver, le lendemain, dans un lit douillet et blanc à Grenade-sur-l’Adour (Landes).
Dans cet hôpital auxiliaire où la bonté et le dévouement des praticiens comme des infirmières étaient dignes de tout éloge, le sourire sur la bouche et loin des combats meurtriers, je me sentais heureux. Je reprenais goût à la vie à la pensée que j’allais revoir ma tendre et chère maman, seule et sans ressources au village natal.
De fait, le 30 septembre, je quittai Grenade pour la Corse via la ville de Tarbes où déjà demeurait celle qui, cinq ans plus tard, deviendrait ma femme chérie, j’ai nommé mademoiselle Jeanne Métayer, entourée des soins diligents de ses chers parents dont le souvenir reste gravé dans ma mémoire.
La fin de la guerre était proche et c’est la joie dans le cœur et les larmes d’émotion dans les yeux que j’appris par un cousin, aujourd’hui décédé, la signature de l’armistice entre le Maréchal Foch et l’Etat-Major allemand dans un wagon à Rethondes.
Me trouvant en promenade dans ma propriété de « Monticelli », je fis alors diligence pour rentrer au village et faire carillonner les cloches pour annoncer la fin de ce triste cauchemar. Des jeunes gens privés de tous loisirs envahirent le clocher et, toute la journée du 11 novembre 1918, les cloches de Corscia, sorties de leur mutisme, s’ébranlèrent comme aux grands jours.
Le soir venu, par carence du courant électrique, j’eus recours aux candélabres pour piquer et allumer les cierges et les bougies tout autour de la corniche supérieure du clocher, projetant ainsi une lumière visible de très loin qui conféra à l’humble église de Corscia un air de fête, rappelant d’une certaine manière les spectacles « son et lumière » qui mettent en évidence la beauté de nos célèbres châteaux tels que Versailles, Chambord, Chinon, Blois et, plus récemment, Notre-Dame de Paris, le Sacré-Cœur de Montmartre, la Tour Eiffel, etc.
Le lendemain, la vie reprit son cours normal et mon congé de courte durée auprès de ma chère et regrettée maman demeura sans incidents jusqu’au jour où mon devoir de soldat m’appela à me rendre en Allemagne où s’organisait l’occupation du territoire ennemi sur la rive gauche du Rhin.
Cantonné au village de Jünkerath, dans la zone de Cologne à la célèbre cathédrale, il me fut donné d’assister à un spectacle insolite : des poilus de toutes nationalités, surtout d’origine africaine, qui avaient été jusque-là privés de tout relation sexuelle, prenant des inscriptions dans les maisons closes de la ville et se soumettant à l’attente, avec un numéro d’ordre, pour assouvir leurs passions charnelles.
Nous étions logés chez l’habitant, dotés par nos chefs de tous les conseils de prudence et de vigilance. De mon côté, je trouvai asile dans une ferme dont le propriétaire, monsieur Paar, me réserva un excellent accueil. J’occupais la chambre de la jeune fille, avec à mes côtés le fusil Lebel et la baïonnette au canon, conformément aux ordres hiérarchiques reçus.
Prévenante et sympathique, la famille Paar manifesta chaque jour de délicates attentions à mon égard. Comme ils étaient privés de café et de chocolat, je profitais de chaque occasion pour leur procurer ces denrées rares en échange de produits de leur ferme tels que poulets, lapins, lait, beurre, etc. La délicieuse marmelade de betteraves dont je fus abreuvé avec le pain kaka23 faisait mes délices, à telle enseigne que le troisième jour le fusil, la baïonnette, les cartouches et tout le barda furent remisés dans un coin de la chambre.
Débarrassé de tous scrupules et de tous soupçons, je pus enfin dormir sans la moindre inquiétude. Le bureau de la Kommandantur française auquel j’avais été affecté à Jünkerath ne délivrait aux ouvriers agricoles que des passeports quotidiens. Je décidai de faire exception en faveur des fils de ma famille d’accueil et de leurs ouvriers, en les dotant chacun d’un passeport hebdomadaire et non pas quotidien.
Il y eut un léger incident avec le Pastor, le curé de la paroisse, qui malgré les ordres reçus, refusa un moment de mettre l’horloge du clocher à l’heure française, jusqu’à ce que de guerre lasse, il finisse par s’exécuter. Le dimanche, l’église était remplie de fidèles ; la rive gauche du Rhin, d’obédience romaine, est en effet très pratiquante et demeure attachée aux vieilles traditions.
Enfin, après trois mois d’occupation, ce fut le retour en France. Stationné dans la Somme, mon régiment (le 128ème) avait pour mission de ramasser le matériel de guerre sur les champs de bataille. C’était au printemps de 1919. Les lilas étaient en fleurs et nos esprits ne songeaient plus qu’à une seule chose : se débarrasser définitivement de ce cauchemar que fut la guerre.
Le 14 juillet 1919, j’eus l’honneur et la joie de défiler sous l’Arc-de-Triomphe de l’Etoile sous les acclamations d’une foule en délire, le grondement des canons et la sonnerie de toutes les cloches de Paris. Le défilé triomphal se déroula sur l’avenue des Champs-Elysées et la dislocation place de la République où tous les restaurateurs furent à notre dévotion pour nous choyer et nous offrir des repas succulents « gratis pro deo ». Puis ce fut le retour au cantonnement dans une école primaire du 2ème arrondissement.
Le lendemain, nous partîmes en camions pour la Somme puis, le 25 août 1919, ce fut un « tollé général » lorsqu’il fallut que chacun rejoignît le dépôt mobilisateur. Pour ma part, ce fut à Corte, au 173ème régiment d’infanterie, que très joyeux je quittai la livrée militaire endossée depuis six ans (1913-1919) pour revêtir des fringues civiles, non sans avoir auparavant donné une réponse négative au lieutenant Rognini, désireux de me garder dans l’armée avec proposition et nomination certaine au grade de sous-lieutenant.
Je ne voulais plus de l’armée.
Ainsi prit fin cette brûlante épopée de la Grande Guerre avec toutes ses souffrances morales et physiques que les poilus endurèrent. La fleur au bout du fusil, le chant de la Marseillaise, les cris « à Berlin ! »… Le poilu, animé d’un esprit patriotique sans précédent, versa son sang pour que vive la France immortelle, gardienne de notre civilisation et protectrice de la liberté et du bonheur des peuples.

 
FIN
 
Tous nos remerciements à Gérald SANTUCCI pour cette communication
 
1 NDR. Le 45ème Régiment d'Infanterie de Ligne (45e R.I.) est un régiment de l'armée de terre française, ancien Régiment de La Couronne créé en 1643. Unité composant la division (4 puis 3 par division en France en 1914-1918), un régiment regroupe 3 000 à 4 000 hommes, sous le commandement d’un colonel. Le régiment est l’unité qui dispose sans doute des plus forts marqueurs identitaires : surnom (le 152ème R.I. devient le « quinze-deux » par exemple), drapeau, hauts faits consignés dans des historiques, attachement possible des combattants à un chef emblématique.
2 NDR. Promu colonel le 3 décembre 1914.
3 NDR. En 1914, le 45ème régiment fait partie de la région militaire d’Amiens (Aisne sauf Soissons, Oise, Somme). A la mobilisation, il est désigné comme soutien du corps de cavalerie Sordet, ce qui explique son transport en autobus. Il est commandé par le lieutenant-colonel Grumbach.
4 NDR. Singe : bœuf en conserve (corned beef).
5 NDR. Probablement le sous-lieutenant Demarne, 24 ans.
6 NDR. Un capitaine (Eugène Louis Zéphyrin) Py commandait en effet la 7ème compagnie du 45ème R.I. à l’époque, mais rien dans les archives disponibles n’indique qu’il fut tué en août 1914 en Belgique. Du 5 au 22 mai 1915, il assura le remplacement du commandant Strauss à la tête du 2ème bataillon du 45ème R.I. Le capitaine Py serait mort en Serbie le 11 décembre 1915. Rédigeant ses mémoires d’un seul trait presque soixante ans après les faits, l’auteur a pu confondre ses souvenirs. Le second capitaine auquel il est fait référence est probablement le capitaine Ducarne.
7 NDR. Probablement Marcel Bergeat.
8 NDR. Le 236ème relève le 45ème dans la nuit du 23 au 24 octobre 1914 (l’exception du bataillon Fouchet qui reste en réserve à la ferme Bronfay). Le 24 octobre, les bataillons Strauss et Marconnet rentrent à Bray-sur-Somme.
9 NDR. Fil de fer garni de pointes, dit barbelé. Elément important du « système-tranchées », placé devant les tranchées de première ligne afin d’empêcher et de ralentir l’avance des troupes adverses. Le fil barbelé est fixé sur des montants, fréquemment installé en plusieurs lignes successives, dénommés « réseaux ». Leur mise en place et leur réparation, effectuées généralement de nuit, constituent une part importante des travaux des combattants aux tranchées. Des ouvertures sont ménagées dans les barbelés afin de permettre le passage des soldats pour les patrouilles.
10 C’est le 24 janvier 1915 que le 2ème bataillon du 45ème R.I (commandant Strauss) relève le 5ème bataillon du 236ème à Carnoy (secteur est).
11 François Paul Anthoine (1860-1944). Au début des hostilités en août 1914, il devient chef d’état-major de la IIe Armée (sous le général Édouard de Castelnau), puis il est nommé commandant de la 20ème Division d'Infanterie le 8 octobre, poste qu'il exerce jusqu'au 10 septembre 1915 lorsqu'il reçoit le commandement du 10ème Corps d'Armée. Le 25 mars 1917, il reçoit le commandement de la IVe Armée, avec laquelle il participe à l'offensive de Chemin des Dames en avril et mai, puis de la Ire Armée le 15 juin 1917. Il participe à l'offensive des Flandres avec cette unité en octobre et novembre 1917, mais il est nommé chef d’état-major général des armées du Nord et Nord-Est le 23 décembre 1917. Proche du général Pétain, il occupe ce poste jusqu'au 5 juillet 1918 lorsqu'il est limogé.
12 NDR. DESANTI (Jean-Baptiste) : né le 7 décembre 1846 à Ajaccio, nommé évêque d’Ajaccio le 1er juin 1906, sacré le 12 août à Paris, décédé le 11 février 1916 à Ajaccio. Inhumé dans la cathédrale d’Ajaccio.
13 Novembre 1915.
14 Le manuscrit indique « Philippy » mais l’orthographe paraît douteuse.
15 NDR. Berny-en-Santerre est un petit village français, situé dans le département de la Somme et la région de Picardie.
16 NDR. La commune est située sur la rive sud de la Sarthe. Elle doit sa célébrité aux deux abbayes bénédictines fondées sur son territoire.
17 NDR. En octobre 1917, la gare d’Is-sur-Tille fut choisie pour être la première gare régulatrice afin de desservir le front en alimentation et en armes. Près d'un siècle s'est écoulé, mais cette période est encore dans la mémoire des Issois. On notera que la ligne Sud reliant Bordeaux, Périgueux, Limoges, Issoudun, Bourges, puis Nevers, Chagny, Dijon, Is-sur-Tille à la région de Nancy, Lunéville, Saint-Dié et Belfort utilise alors la gare de triage d’Is-sur-Tille qui est une partie de la base avancée n° 1 où près de deux millions de soldats américains et environ quatre millions de tonnes d'approvisionnements sont passés entre l'automne 1917 et le printemps 1920.
18 NDR. Compagnie de discipline : compagnie formée de soldats condamnés et soumis à un régime rigoureux.
19 NDR. Voiture de compagnie : fourgon à vivres et bagages (appelé aussi communément fourgon).
20 Dans l’argot des combattants, désigne un abri. Le terme s’applique peu en première ligne, il est utilisé surtout à partir de la seconde ligne jusqu’au cantonnement.
21 Au début du XXème siècle, dans le contexte d’un champ de tir, le rigodon désignait un coup au but, une balle placée au centre de la cible. D’où l’expression « faire (un) rigodon ».
22 Le fameux canon de campagne de 75 mm Modèle 1897.
23 Pain de guerre allemand (abréviation du nom allemand Kriegeskartofelbrot).    
 


Date de création : 25/10/2012 ! 21:14
Dernière modification : 23/01/2013 ! 19:11
Catégorie : Découvrir - Témoignage
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Réactions à cet article

Réaction n°1 

par LEMARCHANT le 26/10/2012 ! 22:05

C'est avec beaucoup d'intérêt que j'ai lu ce fabuleux témoignage. Je pense que mon grand-père maternel faisait partie de ce bataillon. Il fut fait prisonnier  le 23 aout (dans le journal de marche du 45ème, il est signalé disparu puis blessé / Diot 2ème classe). Il apparait à la suite du Lt Demarne dans les pertes du 23 aout sur Namur. Il y a donc de fortes chances qu'il soit du Bataillon Marconnet. Toutefois, la mort du commandant Jeanson est en date du 23 août et non du 28 (comme le dit aussi son avis de décès), voir à ce propos le journal de marche du 45 RI.
Cordialement